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Comprendre -- AVRIL 2000 -- N° 638

Hasard mathématique et chaos biologique

Qui perd gagne

Tentez votre chance à un jeu de hasard. Le plus souvent, vous perdez. Jouez à deux jeux de hasard, alternativement et de façon aléatoire : surprise, vous gagnez ! Ce paradoxe éclaire les mécanismes apparemment chaotiques, et pourtant bien huilés, des cellules ou des protéines.
J. CH. GERARD/DIAF

Accoudé au zinc de votre bar préféré, vous êtes en pleine discussion avec un autre consommateur. Il vous soumet un problème : "Imaginez deux jeux de hasard A et B. Les éléments de ces jeux, des dés ou des pièces, comme vous voulez, sont truqués. Si je joue au jeu A, j'ai beaucoup plus de chances de perdre que de gagner. Avec le jeu B, pareil. Et pourtant, si je me mets à jouer aux deux jeux en les alternant, et ce de façon totalement aléatoire, je vais renverser la vapeur et me mettre soudain à gagner de façon incroyable." A ce niveau de la discussion, si votre compagnon de comptoir vous propose de parier qu'il peut réaliser un tel prodige, un conseil : abstenez-vous. Ce joueur averti veut vous faire tomber dans le paradoxe de Parrondo.

Ce dernier, Juan Manuel de son prénom, est un physicien espagnol travaillant à l'université Complutense de Madrid. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, l'auteur de cet étrange paradoxe mathématique (lire p. 83) n'étudie pas la théorie des jeux, pas plus que les probabilités. "Mon domaine de recherche est celui des processus stochastiques, c'est-à-dire désordonnés, dans les systèmes physiques et biophysiques, explique-t-il. J'étudie notamment les mécanismes qui permettent aux protéines d'être transportées dans une cellule." Et des protéines aux dés pipés, il n'y a qu'un pas, celui où le chaos rejoint le hasard.

En effet, dans le monde de l'infiniment petit, en dessous du millième de millimètre, tout n'est qu'agitation et vibration. Les objets sont si petits qu'ils sont soumis à des fluctuations thermiques incessantes. A notre échelle, ces variations ne produisent aucun effet perceptible. Mais, dans les cellules, il en va tout autrement : le résultat semble cataclysmique et désastreux. Protéines et organites sont secoués en tous sens et s'agitent en permanence comme sous l'effet de microrafales de vent des plus capricieuses. Cette danse de Saint-Guy moléculaire, contre laquelle les chercheurs ne peuvent rien, porte un nom : le mouvement brownien, découvert en 1828 par un botaniste, Robert Brown.

Et pourtant, étonnamment, malgré cette ambiance chaotique, apparemment déliquescente et anti-productive, l'activité de la cellule n'est pas le moins du monde perturbée. Les mouvements stochastiques browniens n'empêchent en aucune manière les moteurs moléculaires d'être des mécanismes parfaitement huilés qui fabriquent, transportent et assemblent toutes les protéines dont a besoin la cellule - et plus généralement notre organisme. Et la palette des moteurs du vivant est très large. Certains sont en rotation sur eux-mêmes, comme des derviches, relarguant, à chaque fin de tour, une molécule nouvellement synthétisée. D'autres, ce sont d'ailleurs les plus nombreux, progressent de façon linéaire. Dans ce dernier groupe, l'une des nanomachines les plus étudiées est la kinésine. Ce convoyeur de fonds transporte les molécules d'un bout à l'autre de la cellule en se déplaçant le long des filaments d'une autre protéine, la tubuline, telle une locomotive sur ses rails, à la vitesse de 1 micromètre par seconde soit 3,6 millimètres par heure. Et ce, tout en vibrant comme un fou à cause de l'agitation thermique intrinsèque!

Aussi, après s'être demandé, en vain, durant plus d'un siècle, comment la vie cellulaire pouvait bien s'accommoder du mouvement brownien, les physiciens et biologistes ont-ils, depuis une vingtaine d'années pris le problème à rebrousse-poil et retourné la question. Est-ce que l'agitation brownienne, au lieu d'être défavorable, ne serait pas plutôt un avantage et une force pour la cellule, qui pourrait l'exploiter à son avantage? Autrement dit, le chaos ne pourrait-il pas être générateur d'ordre? Et c'est là qu'intervient le paradoxe de notre physicien ibérique. Son plus grand mérite a été d'envisager cette notion de façon macroscopique en l'illustrant par un jeu mathématique montrant qu'il est possible de gagner avec des jeux qui, au premier abord, ont tout pour faire perdre. "Et, à mon avis, dit Juan Parrondo, la plus importante conséquence du paradoxe est qu'il met en lumière que l'alternance de deux phénomènes peut avoir des conséquences totalement inattendues, qu'il ne faut surtout pas mésestimer."

Des retournements si radicaux de situation font en fait appel au même principe de base : une utilisation astucieuse de l'asymétrie, que ce soit des structures, dans le cas des moteurs moléculaires, ou des règles dans celui du jeu mathématique de Parrondo (lire ci-dessus). Mais le nombre de domaines où le paradoxe pourrait trouver une application est beaucoup plus large. "Nous sommes, ajoute le physicien espagnol, en train d'essayer de généraliser les jeux en espérant qu'ils pourront apporter des réponses à des problèmes de mécanique statistique, de chimie ou bien encore, de politique." Derek Abbott, de l'université d'Adélaïde, en Australie, a étudié le paradoxe. Il ajoute : "Il peut se retrouver dans de nombreuses situations de la vie de tous les jours. Les économistes sont très intéressés pour appliquer les stratégies "parrondiennes" à l'évolution du marché. Il est également très possible que les gènes, à leur niveau, jouent à de tels jeux. Les animaux disposent tous d'un certain stock de bons et de mauvais gènes. Le paradoxe dit que l'interaction entre deux mauvais gènes peut s'avérer positive et faire évoluer l'espèce."

Autre point fondamental que vient confirmer les jeux de Juan Parrondo : le rôle du bruit au sein des phénomènes physiques ou biologiques. "Voilà dix ans, conclut ce dernier, le mouvement brownien était considéré comme une nuisance. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Et c'est peut-être là le plus grand paradoxe. Les bruits de fond, les parasitages de toute sorte sont loin de jouer un rôle uniquement néfaste. Les chercheurs s'en aperçoivent de plus en plus : le bruit a deux visages. Dans bien des cas, il est constructif et permet de créer de nouvelles choses."


Hervé Ratel

Le double jeu rafle la mise

Deux jeux différents illustrent le paradoxe de Parrondo. Le jeu A est une pièce avec laquelle vous avez moins de chances de tirer une des faces que l'autre. Il fait perdre. Le jeu B, lui, est constitué de deux pièces. La pièce 2 est également une "perdante", avec elle, on ne peut gagner qu'une fois sur dix. La pièce 3, en revanche, est une "gagnante". Elle est truquée de telle façon qu'on ne perd qu'une fois sur quatre. Lorsqu'il joue à B, le joueur utilise la pièce 2 si son capital est multiple d'un certain chiffre M, fixé d'avance (2, 3, 5..., cela n'a aucune importance) et la pièce 3 dans les autres cas. Cela signifie qu'il jouera, en moyenne, plus de fois la pièce 3 que la 2. Malgré tout, le fait qu'il ait très peu de chances de gagner avec la pièce 2 compense cela. Ce qui fait que le jeu B est perdant, au bout du compte. Le paradoxe vient du fait que si le joueur alterne ces deux jeux perdants, il se met alors à gagner de manière constante (voir le schéma).

Le plus étonnant est que ce revers de chance s'opère même lorsque le passage de A à B et de B à A est fait totalement au hasard, indépendamment des gains. Le paradoxe est en train d'être étudié par les mathématiciens et, par bien des aspects, conserve encore son mystère. Ce que l'on observe en tout cas est que le jeu A, combiné au B, change la fréquence d'utilisation des pièces, faisant davantage intervenir la bonne pièce du jeu, la 3, que la mauvaise, la 2. Les chercheurs comparent cet effet à celui d'une roue à rochet, une roue dentée munie d'un cliquet qui ne lui permet que de tourner dans un seul sens. Ainsi, alors que des répétitions du même jeu entraînent inévitablement une baisse du capital, l'intervention du jeu A au sein du jeu B piège, en quelque sorte, les gains obtenus (notamment ceux de la pièce 3). Ils sont alors comme entraînés dans une roue à cliquet où ils s'accumulent de plus en plus. C'est la spirale ascendante, le joueur ne peut plus perdre. N'espérez toutefois pas appliquer le paradoxe aux jeux de casinos. En effet, A et B nécessitent des règles assez spécifiques et ils ne sont pas indépendants, le résultat du tirage de l'un influant sur l'autre. Ce qui rend impossible une application sur les tapis verts et ruine tout espoir de martingale._



De l'alternance naît le mouvement

Comment faire avancer un objet microscopique dans une direction donnée sans le pousser ou lui souffler dessus, bref sans appliquer directement une force quelconque? Une solution a été proposée par deux physiciens du CNRS, Armand Ajdari, de l'Ecole supérieure de physique et de chimie industrielles, et Jacques Prost, de l'Institut Curie, à Paris. "A l'origine, raconte Armand Ajdari, le but était de trier et de séparer les unes des autres des particules en solution, morceaux d'ADN, protéines. Vu au microscope, leur monde apparaît très différent du nôtre. Elles ne sont pas soumises à la force d'inertie et gigotent constamment en raison de l'agitation thermique." D'où l'astucieuse idée de proposer une méthode de séparation qui exploite l'agitation brownienne des objets de l'infiniment petit. Pour cela, ils ont soumis des particules à un potentiel électrique asymétrique en dents de scie. En alternant les mises sous tension et hors tension du système, ils sont parvenus à faire progresser les particules dans une direction donnée. Ils prouvaient ainsi que l'alternance de deux reliefs suffit à diriger le déplacement d'objets "browniens".

"L'efficacité de la méthode, continue Armand Ajdari, repose sur le bon choix du temps d'alternance des deux potentiels. Ni trop long, ni trop court, afin de bien exploiter l'étalement "brownien" des particules.Cela impose des limitations du point de vue technologique. Mais, en tout cas, la communauté scientifique accepte désormais l'idée que des principes de fonctionnement similaires sont à l'oeuvre dans la cellule et que certains moteurs moléculaires exploitent l'agitation thermique pour se mouvoir."

En effet, lorsque cette " loco " moléculaire qu'est la kinésine avance sur les filaments de la tubuline, elle ne fait que " vibrer ". La direction de son mouvement lui est fournie, en réalité, par l'asymétrie de l'assemblage, en chapelets de perles, des rails de la tubuline. Cela ne veut pas dire pour autant que le déplacement se fasse sans dépense d'énergie. Dans la cellule, c'est la consommation d'ATP, le carburant du vivant, qui assure l'équivalent de l'alternance paysage plat/paysage vallonné du schéma ci-dessus, en provoquant des changements de forme de la kinésine. Ainsi, en passant d'une configuration à une autre, la kinésine se comporte comme si elle évoluait sur deux routes bien distinctes. Résultat : tout comme les particules de l'expérience d'Armand Ajdari et Jacques Prost, le moteur moléculaire " voit " une succession de chemins différents, ce qui lui permet d'avancer.

Remplacez maintenant les deux types de route ci-contre par les deux jeux proposés par Juan Parrondo. Le chemin, en pente douce et en dents de scie, est le jeu B : si quelques particules peuvent stopper, pour un temps, leur descente en se coinçant dans une vallée, il n'en reste pas moins qu'à cause du mouvement brownien, toutes, au bout du compte, dégringoleront, lentement mais sûrement, la pente jusqu'en bas. Traduit en jeu cela donne : même si vous pouvez gagner quelques parties au jeu B - avec ses deux pièces différentes -, au bout du compte, vous perdrez. Le chemin en pente douce, plat, est l'équivalent du jeu A. Ce ne sont plus des particules qui tombent inexorablement, mais votre capital qui chute. Et le paradoxe final est le même dans les deux situations : si vous alternez désormais les deux routes (ou les deux jeux), les particules se mettent alors à remonter la pente (ou vos gains, soudain, s'envolent). CQFD.




 

Sciences & Avenir N°638


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